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Prospectus
: flâneries entre le banal et lincommensurable
[1]
Action :
Vêtus dun uniforme signalétique, conduire une randonnée
dans la « ville intérieure » de Montréal;
expérimenter une diversité de conditions « artificielles »,
proposer mises en situation et occupations temporaires. Il sagit
ici daborder ce réseau de plus de trente kilomètres
de parcours potentiels comme le prototype dun « hyperbâtiment »
à explorer et investir; « mégastructure »
à la fois ordinaire et prodigieuse, rendue presque imperceptible
tant elle sest greffée mimétiquement à la vie
quotidienne montréalaise. Le port de luniforme signalétique,
outre sa fonction dans les autres aspects du projet
[2] ,
permet aussi de mesurer les degrés de tolérance des gestionnaires
des différents espaces traversés. La perception de notre
présence dans le vêtement blanc et orange fluorescent se
module selon les zones, attirant les regards curieux, moqueurs ou inquiets,
provoquant des questionnements : prenons-nous part à une campagne
de publicité, sommes-nous des escrimeurs, des agents touristiques
ou une escouade tactique de bio-décontamination
[3]?
« Ségarer dans une ville comme on ségare
dans une forêt demande toute une éducation
[4] »
affirmait Walter Benjamin à propos du « labyrinthe »
berlinois. Lobservation est encore plus vraie lorsquon lapplique
à lunivers conditionné et artificiel dune « ville
intérieure ». Si limpression de sy perdre
est sûrement partagée par bon nombre de touristes ou dusagers
occasionnels du réseau, ségarer volontairement
dans ce dédale aménagé constitue un « art »
subtil, souvent éprouvant, mais tout aussi surprenant. Règle
du jeu : jamais sortir à lextérieur. Une
panoplie de conditions artificielles soffrent alors au « randonneur »
réceptif : corridors utilitaires et arides, « junkspace
[5] »
commercial proliférant et étroitement contrôlé,
fontaines et jardins, foires alimentaires et espaces à bureaux,
belvédères panoramiques, patinoire, amphithéâtres
et lobbys dhôtels, accès au métro et gare, etc.
Une vie urbaine pouvant être vécu en pantoufles ou en bottes
de randonnée
; un monde accessible à expérimenter,
proche par moments des récits utopiques ou dystopiques de la science-fiction.
Ce milieu apparemment lisse et amnésique offre aussi son
lot de singularités si on prend la peine de décrypter la
stratification « historique » sous le fard des
réaménagements successifs : réadaptation radicale
dune ancienne zone de restauration transformée en stationnement
souterrain sous une cathédrale, vestiges de cinémas multiplexes
déchus laissés mystérieusement vides ou réappropriés
discrètement... Nous traversons bon nombre de surfaces aménagées
demeurant partiellement ou périodiquement inutilisées :
surfaces de tapis souvent désertées autour des espaces de
congrès, corridors peu achalandés, espace « muséifié »
de la gare Windsor, « Forêt rose » du Palais
des Congrès, etc. ... La traversée est aussi loccasion
dobserver, dexpérimenter ou de proposer diverses activations
ludiques et conviviales profitant de conditions spatio-temporelles favorables :
hockey sur table portatif adapté aux foires alimentaires, voitures
téléguidées dans certains espaces lisses et déserts,
« tennis-mou » et fléchettes magnétiques
dans les corridors peu occupés, lecture et jeu déchecs
dans les aires tranquilles, etc. Beaucoup de potentiels programmatiques
informels qui restent encore largement inexploités.
Sur un registre plus programmé, latrium du Complexe Desjardins
semble maintenir laspect polyvalent dun agora public: présentations
diverses, expositions thématiques, transformations saisonnières
Plus
loin, les aires assises du Complexe gouvernemental Guy-Favreau sont occupées
quotidiennement par des membres de la communauté chinoise pour
discussions et jeux de société. Hors des principales périodes
de consommation, les foires alimentaires constituent en général
des environnements courus, offrant une quiétude propice à
la discussion et à la lecture, souvent dans de surprenantes ambiances
factices: confort dalcôves aux atmosphères « bruegeliennes »,
chaleur enveloppante dune bibliothèque en trompe-loeil,
panorama de plage méditerranéenne, désert californien
de cactus synthétiques et de néons roses, oasis néo-coloniale
et taxidermies végétales... Lobsession du « revamping »
dictée par la logique consumériste active une refonte continuelle
de lexpérience spatiale et sensorielle sans nécessairement
par contre encourager dautres attitudes ou usages. Des zones ne
correspondant plus à la nouvelle tendance sont vouées à
une lente obsolescence, ou à des réaménagements éclairs.
Ailleurs, le processus de transformation est assumé comme scénographie
commerciale articulée dans la publicité et la signalétique :
être « au cur de la jungle urbaine ».
Parcourir ce continuum dambiances hétérogènes
pendant des heures engendre différents états de fatigue
pouvant être induits notamment par une impression de désorientation,
laccumulation des effets sensoriels (aération, odeurs, muzak,
éclairages) ou des fluctuations radicales dans les conditions doccupation
spatiale (le désert ou la fourmillère). Le corps ici est
exposé, sollicité, confronté, réconforté,
surveillé
. Dans les zones contrôlées par des
intérêts privés tels les centres commerciaux
les mouvements et activités des occupants sont subtilement
contrôlés par des choix de design, différentes formes
de sollicitation commerciales ou de mots dordre (« interdiction
de flâner ») et les modalités multiples de la
surveillance. Fatigués de cette pression, passer par exemple via
un ascenseur, du stress des corridors du métro à latmosphère
feutrée dun lobby dhôtel, cest trouver
le réconfort dun gîte où il fait bon simmiscer.
Toute cette stratification dexpériences contrastées
difficile à représenter constituerait en fait une immense
masse architecturale, une masse dont limportance (Bigness) aurait
notamment pour potentiel, comme le soulignait Rem Koolhaas, de transformer
lidée de ville, « dune somme de certitudes
à une accumulation de mystères
[6] ».
Cest cette intuition quon est à même dexpérimenter
à travers une randonnée dans lhyper-bâtiment,
à la fois virtuel et bien réel, que constitue la « ville
intérieure »; expérience dune « flânerie »
entre le banal et lincommensurable.
Jean-Maxime
Dufresne et Luc Lévesque (pour SYN-), 2005.
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[1]
Prospectus a été réalisé entre 2003 et 2004
dans le cadre du projet extra-muros du Centre Canadien dArchitecture
(CCA). Un panorama dimages prises dans la ville intérieure,
combinant mises en situations et ambiances diverses, était présenté
en vitrine sous le Palais des Congrès dans un dispositif comprenant
9 moniteurs diffusant en boucle. Un imprimé , le « prospectus »,
proposait au visiteur une carte de l «hyperbâtiment »,
une série de 81 photos illustrant différents moments de
la randonnée et un glossaire décrivant la diversité
des espaces rencontrés. Une installation sonore diffusait
des échantillonnages des ambiances trouvées. Ce réseau,
inauguré en 1962 avec lédification de la Place-Ville
Marie et qui a subi depuis de nombreuses transformations, est fréquenté
quotidiennement par un flot continu dutilisateurs et de visiteurs.
[2]
Fonction notamment de distanciation narrative utile au dispositif de présentation
du projet (vitrine et imprimé). Voir descriptif de l'installation.
[3]
Dans lespace achalandé de la Gare Centrale, nous seront notamment
contraints par la sécurité de quitter les lieux, notre présence
en uniforme ayant déclenché une mini-alerte dappels
téléphoniques de personnes questionnant léventualité
dun accident ou attentat biologique.
[4]
Walter Benjamin, «Enfance Berlinoise» (1933), in Sens Unique
précédé de Enfance Berlinoise, Paris, 10/18, 2000,
p.13.
[5]
Rem Koolhaas, « Junkspace », in Content, Cologne :
Éditions Taschen, 2004, p.162
[6]
Rem Koolhaas, « Bigness », in SMLXL , New York :
The Monacelli Press, 1995, p.501
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