Enjeux et potentiels
du projet urbain « Place de France »*
Luc Lévesque
L’idée
de commémorer à Québec le 400e anniversaire
de la présence française en Amérique en réaménageant
un site stratégique du centre-ville au confluent du quartier Saint-Roch, de l’autoroute
Dufferin et de la falaise s’avère, en principe, une heureuse
initiative. Ce projet constitue en effet une opportunité exceptionnelle
d’insuffler une énergie nouvelle au paysage de la Vieille Capitale
en exploitant dans toutes ses potentialités la singularité
du site. La proposition d’aménagement lancée par le maire L’Allier
a eu, à cet égard, le mérite d’activer le débat.
La présentation de l’esquisse et les réactions qu’elle
a suscitées ont surtout mis l’accent sur l’idée
d’escalier et de monument, laissant dans l’ombre un certain nombre
d’enjeux susceptibles d’alimenter la réflexion sur le développement du projet « Place
de France ». Ces enjeux concernent notamment l’héritage autoroutier
du site, les potentiels d’usages d’un nouvel aménagement
ainsi que l’expression contemporaine de la monumentalité et de
la mémoire urbaine.
Rappelons d’abord
que la configuration actuelle du site correspond à l’amorce d’un projet d’autoroute élaboré à
la fin des années soixante, qui devait longer la falaise. Ce projet
ayant été abandonné, la vocation des rampes d’accès
et de sorties qui découpent le site et en réduisent les possibilités
d’occupation devrait normalement
être remise en cause. L’esquisse présentée
par l’administration L’Allier répond de façon partielle
à cette problématique. La prédominance donnée
au nœud autoroutier demeure, mais y prend
une nouvelle forme, celle d’un
rond-point desservant l’autoroute Dufferin. Si ce dernier
permet de restreindre l’étalement des rampes autoroutières
en réduisant leur nombre de moitié, il accentue, par ailleurs,
la coupure des secteurs attenants au boulevard Charest.
La
question ici n’en est pas une de design. On aura beau tourner le problème
sous tous ses angles, tant que des véhicules emprunteront des rampes
reliant directement le site à l’autoroute,
la logique automobile dictera ses exigences au détriment des
autres possibilités d’occupation. Car, ce sont bien ces transits
au sol et non les bretelles aériennes
qui constituent la véritable entrave à l’appropriation
citadine pleine et entière du lieu. Dans la mesure où
l’échangeur des Capucins (Limoilou), situé à peine
à 800 mètres de là, relie déjà aisément,
via le boulevard Jean-Lesage et le tunnel Joseph-Samson, les différents
secteurs de la basse-ville, comment
justifier ici la démolition des rampes, si c’est pour les reconstruire
partiellement et à grands frais? Pourquoi ne
pas redonner entièrement aux habitants du centre-ville ce territoire
qui leur fut trop longtemps confisqué au nom d’une rhétorique
automobile désormais dépassée?
Pour
une multiplicité d’usages
Ce potentiel urbain
regagné sur les transits autoroutiers permet d’aborder une stratégie d’aménagement profitant de la singularité du site pour enrichir et compléter la
gamme des espaces publics existants à Québec. À cet effet,
une donnée fondamentale ne semble
pas avoir été suffisamment soulignée : ce lieu fait déjà
l’objet d’une appropriation citadine. En effet, une communauté
diversifiée, celle de l’Îlot Fleurie, occupe, habite et
active ce site depuis 1997 avec la complicité
de la Ville de Québec. L’Îlot Fleurie réalise
avec peu de moyens un laboratoire artistique, culturel, communautaire et événementiel
exceptionnel, reconnu internationalement.
Ce que suggère cette appropriation collective de l’espace,
c’est une approche d’aménagement misant d’abord sur
l’intensification du lieu par les usages. La présence inventive
de l’Îlot Fleurie, loin d’être un élément
à évincer d’une éventuelle intervention, peut constituer
une base de développement d’un nouveau projet intégré,
métissé et original. Une telle
approche serait au diapason des recherches urbaines les plus progressives
dans sa prise en compte des différentes façons de vivre et pratiquer
la ville aujourd'hui.
L’exemple français
loin de s’inscrire en faux contre une telle perspective hybride et ouverte
tendrait plutôt à la conforter. En effet, il est intéressant
de noter que deux des figures probablement les plus marquantes du paysagisme
français contemporain, Bernard Lassus et Gilles Clément, ont
développé des approches beaucoup plus intéressées
aux processus qu’aux formes. Dans son « analyse inventive », Bernard Lassus s’inspire des trouvailles et de l’imaginaire
débridé des créateurs autodidactes alors que Gilles
Clément s’intéresse à la dynamique de la friche
pour développer son fameux concept de « jardin en mouvement ».
On pense aussi, par exemple,
au Parc de La Villette conçu
dans une friche industrielle de la périphérie nord de Paris
et constituant sans contredit un jalon important de l’histoire contemporaine de l’aménagement urbain. Les deux projets finalistes
du concours international organisé pour l’occasion, celui de
Bernard Tschumi (projet réalisé) et de Rem Koolhaas, ont tous deux privilégiés
l’ouverture maximale du
site à la transformation et l’appropriation.
Dans cet
esprit, le 400e de Québec pourrait être marqué par le pendant
contemporain et hyperurbain du Parc des Plaines d’Abraham, un espace
exploratoire et récréatif pouvant être utilisé
à l’année longue, un espace témoignant d’un nouvel art de vivre la ville où
les extrêmes cohabitent. Pour répondre
pleinement au défi que suggère une telle perspective, un concours
devrait être lancé,
à l’exemple de ce qui a été
fait pour le Parc de La Villette.
Indépendamment du traumatisme urbain
causé dans les années 70 par la création de l’autoroute
Dufferin, la série de viaducs aériens surplombant l’emplacement
forme un impressionnant monument du patrimoine moderne, riche de qualités plastiques.
Il est étonnant que les discussions entourant le projet se soient concentrées
sur la démolition des bretelles inutilisées qui se buttent contre
la falaise. Ces deux bretelles aériennes n’entravent pas l’usage
au sol en plus d’offrir un espace supplémentaire à occuper.
Elle forment deux terrasses spectaculaires qui pourraient devenir de véritables
«jardins suspendus» prolongeant l’axe paysager de l’avenue
Honoré-Mercier liés à un espace souterrain réaménagé (l’amorce du tunnel
prévu initialement mais jamais utilisé). Ce choc de l’autoroute
et de la falaise constitue aussi une image évocatrice à l'aube
d’un second millénaire où les enjeux environnementaux
seront de plus en plus cruciaux, une image qui témoigne de la grandeur de la technique
moderne, mais aussi de ses limites. Recycler de façon inventive cette
rencontre inusitée – cet accident de
l’histoire du développement urbain à Québec – en lui redonnant une nouvelle vocation d’urbanité,
constituerait un geste doublement significatif de mémoire et d’affirmation
urbaine.
Attiré
par le défi des espaces indomptés du « Nouveau Monde »,
les pionniers français réussirent à apprivoiser
et à tirer parti de la rudesse du territoire aidés des savoirs
autochtones et grâce à une grande inventivité d’adaptation.
S’inspirer d’une telle attitude pour aborder créativement
le paysage des infrastructures existantes et y intégrer un projet de
« Place de France » serait répondre aux aspirations
combinées de la commémoration et
de l’invention urbaine contemporaine.
Un monument moderne et singulier est déjà là, il s’agit d’en tirer avantage
et d’en maximaliser les potentialités d’occupation.
* Texte paru sous
le titre « Les citoyens avant la circulation automobile »
dans la rubrique Opinions du journal Le Soleil (14 novembre 2003, p.
A 15.) comme contribution au
débat sur le devenir de ce site.