Asphaltographie urbaine: quelques modalités d’expériences Luc Lévesque Symbole urbain à
consonance souvent péjorative, l’asphalte recouvre routes
et rues du monde et c’est justement peut-être son aspect
générique qui tendrait à nous en détourner.
Mais connaissons-nous vraiment cette matière, support banalisé de nos pérégrinations
quotidiennes? Si l’asphalte possède une histoire surprenante
[1]
, comme l’a notamment démontré
Herbert Abraham dans son incontournable ouvrage Asphalts
and allied substances, elle s’associe aussi, pour peu que
l’on s’y attarde, à un ensemble varié de perceptions
et de pratiques. Ce sont quelques unes de ces modalités d’expériences
que nous nous proposons ici de parcourir. Si
le gazon représente la face exposée du paysage
pittoresque rectifié de l’« american way of life »
[2]
, l’asphalte en constitue sans équivoque
la contrepartie sauvage et entière. Ces deux entités
paysagères incarnent d’autre part par une sorte d’étrange
inversion, le brouillage nature/artifice qui s’est progressivement
opéré à partir de la seconde moitié
du 19ième
siècle. Le gazon symbolise une « nature idéale »
rendue possible grâce à l’appui d’un imposant arsenal
d’artifices, alors que l’asphalte, exprimant la condition urbaine
la plus brute, en vient paradoxalement à s’associer
au caractère rude des régions naturelles les plus
inhospitalières. Le bitume participerait en cela de cette
« nouvelle primitivité » qu’un François
Béguin
[3]
voit notamment émerger des interstices
des environnements urbains. Comme si se retrouvait dans la tension
entre la fragilité des corps et la rude sincérité
de la matière urbaine, l’émotion d’un nouveau
type d’aventure s’inscrivant en contrepoint aux plaisirs hédonistes
et sédentaires du confort gazonné
[4]
. Par
delà la dureté Ne
rattacher l’asphalte qu’à la dureté de l’environnement
urbain serait oublier tout ce qui lie cette substance à
la fluidité. Il s’agit, en fait, d’un matériau
fondamentalement vivant, qui comme la matière organique
réagit aux fluctuations des conditions atmosphériques.
Du fluide au solide ou du solide au fluide, l’asphalte conserve
un potentiel latent de transformation
[19]
. Des profondeurs géologiques aux surfaces
pavées, le fil des
variations n’est jamais définitivement coupé.
Selon la composition chimique et les conditions de température,
la modification de l’équilibre colloïdal du bitume
détermine une gamme complexe de comportements oscillant
entre viscosité et élasticité
[20]
.
[1]
Herbert
Abraham, Asphalts and allied substances, New York, Van Nostrand, 5
volumes, 1ère éd. 1918. La première mention de l’usage de l’asphalte
remonterait à l’époque prébabylonienne
en Mésopotamie
vers 3800 av. J.-C. On l’utilise dans les maçonneries
de construction ou pour le pavage des chaussées à
la fois comme mortier, surface de protection et produit d’étanchéité
(Tour de Babel (Genèse XI, 3), rues de Babylone, etc.).
L’asphalte aurait aussi été utilisée
par les égyptiens dans leur techniques de momification. Le terme « momie »
(mûmîa) qui apparaît vers le premier millénaire
en Arabie et à Byzance signifie d’ailleurs « bitume
» . L’asphalte sera de même à l’Antiquité
employée à des fins artistiques comme en témoigne de nombreux artefacts
conservés au Musée du Louvre (Voir : Jacques
Connan et Odile Deschesne, Le bitume à Suse, collection
du Musée du Louvre, Paris, édition de la
Réunion des musées nationaux, 1996). Avec l’avènement
de l’Empire romain, l’usage courant de l’asphalte diminue
progressivement. Il faudra attendre les découvertes
d’importants dépôts asphaltiques en Suisse, en
Allemagne et en France au début
du 18ièmesiècle, pour que
soit relancée l’utilisation de l’asphalte en Europe à l’aube de l’industrialisation.
[2]
Voir : Georges
Teyssot (dir.), The American Lawn: Surface of Everyday Life, New York, Princeton Architectural
Press, Centre Canadien d’Architecture (Montréal), 1999.
[3]
François Béguin, La vision
paysage, Paris, Ministère de l’urbanisme et du
logement, 1984, p. 116-125.
[4]
On pourrait ici en opposition au caractère contrôlé du
gazon se référer aux expériences
entropiques de l’artiste Lois Weiberger liant surfaces d’asphalte morcelées et végétation
rudérale (Documenta X, Kassel, 1997).
[5]
Peter G. Rowe a proposé le concept de « pastoralisme moderne »
pour décrire la bipolarité d’un mode d’aménagement
reliant une perspective pastorale idéalisant le pittoresque
de la vie à la campagne à une vision technique
propre aux préoccupations instrumentales de la science
moderne. Une tension qui conférerait, selon Rowe, à
ce modèle idéologique un puissant potentiel
critique. Dans les faits, cette quête vertueuse d’équilibre
tendrait plutôt, bien souvent, à constituer un redoutable leurre.
Comme l’admet lui-même Rowe, la bienveillante façade
pastorale peut
aussi masquer des réalités bien moins agréables.
Peter G. Rowe, Making a middle
landscape, Cambridge, Londres, MIT Press, 1991, p. 232-247.
[6]
C’est notamment le fameux prélude
du film « Blue Velvet » (David Lynch, 1986) où la troublante microviolence qui habite
la pelouse (l’oreille déchiquetée) annonce les
perversités de l’apparente bonhomie suburbaine.
[7]
Michel Van Schendel, Bitumes, Montréal,
L’Hexagone, 1998, p.14.
[8]
Ce sont, notamment, des recueils de poèmes :
Orrick Johns (Asphalt and other poems, 1917), Michel
Van Schendel (Bitumes,1998), etc.; des films : Joe May (Asphalt, 1929), John Huston
(Asphalt Jungle, 1950), etc.; des œuvres littéraires diverses:
Svetoslav Minkov (Asphalte et autres histoires tout à
fait étranges, 1968), Serge Séguret (Le
cri de l’asphalte, 1997), etc.
C’est aussi l'écriture plastique d’un peintre
comme Jean Dubuffet (Mirobolus, Macadam & Cie, Hautes
Pâtes , Texturologies, etc.) ou le projet
photographique d’un Edward Ruscha,
Thirty-Four
Parking Lots in Los Angeles, 1967).
[9]
Lire à propos de l’ampleur de ce phénomène
d’invasion de l’automobile aux États-Unis : Jane
Holz Kay, Asphalt Nation. How the automobile took over America and how
we can take it back, New York, Crown Publishers,1997.
[10]
Voir : Yves Pedrazzini, Sociologie
du hors piste urbain, Paris, Montréal, 2001.
[11]
Lire à ce sujet le paragraphe qu’y
consacre Jean Baudrillard dans Amériques, Paris,
Grasset, 1986, p. 24 (chap. sur New York).
[12]
Terme général désignant
les adeptes du skateboard et du patin à roues alignées.
Lire au sujet du type de répression dont les skateboarders
sont la cible dans les espaces publics : Ian Borden, « An
affirmation of urban life, skateboarding and socio-spatial
censorship in the late twentieth century city »,
Archis, mai 1998, p. 46-51. À propos de la pratique
de patin à roues-alignées , lire : Daniel
Wagner, « Inline-skating : les cow-boys modernes
de l’asphalte », Anthos, avril 1999, p. 15-19.
[13]
Voir à ce sujet le film 2 secondes
de Manon Briand réalisé
à Montréal en 1998.
[14]
Le terme « squeegee » est utilisé
en Amérique pour désigner ceux (très souvent des « jeunes
de la rue » marginalisés) qui lavent pour une
contribution volontaire les pare-brise des automobilistes
en attente aux feux de circulation.
[15]
Voir à ce sujet la revue Spiridon. Lancée
en 1972 , elle fut l’une des premières publications
à promouvoir la course hors stade qui prendra un essor
important dans les années 80.
[16]
Lire à ce propos : Mark Kingwell,
« Sole searching », Azure Magazine (Design Architecture & Art ), Toronto,
juillet-août 2000, p. 40-43 et 61.
[17]
Campagne publicitaire de Nike, 1997 : « Qui a changé l’asphalte en coussin? (Nike) ».
[18]
Dispositif d’absorption (le concept du coussinage)
développé par Nike et utilisant de l’air encapsulé
dans la semelle.
[19]
C’est ce thème qu’a exploité
l’artiste suédois Mikael Lundberg en décoffrant
un cube d’asphalte sur une aire de stationnement du centre-ville
d’Amos et en le laissant se déformer et s’écraser
sur la chaussée. (« Asphalt Cube »). Vingt
mille-lieux sur l’Esker, Troisième Symposium des arts
visuels de l’Abitibi-Témiscamingue, Amos, Québec,
juillet 1997. Lire à ce sujet : Guy Durand, « Le
bloc erratique liquéfié », Inter art
actuel, no 69 (Paysages), Québec, 1998, p.71-75.
L’artiste américain Robert Smithson avait aussi exploité
la fluidité
de l’asphalte dans son fameux
« Asphalt Rundown » réalisé
à Rome en 1969.
[20]
Ralph N. Traxler,
Asphalt, Its composition,properties and uses, New York,
Reeinhold Publishing Corporation, 1961, p.43-89.
[21]
Le
commentaire accompagnant le début du film Asphalt
(Joe May, 1929), où l’on voit des ouvriers coulant
de l’asphalte sur une rue, traduit bien le
rapport de ce
matériau au mouvement et à l’effervescence urbaine :
« Asphalte…pavés …pilonnage de muscles, de sueur
et de fer pour ouvrir un chemin à l’homme, une voie
lisse…une route d’asphalte. Pieds…roues…grondements et rugissements,
bruits stridents, clameurs d’une cité…mouvante…en perpétuel
écoulement…comme la vie elle même ».
[22]
Voir : Qu’est-ce qu’une route?, Cahier de médiologie,
no 2, Paris, Gallimard, 1996.
[23]
François Dagognet, « Route, anti-route,
méta-route », Qu’est-ce qu’une route?,
op.cit., p. 22.
[24]
Digestes de la construction du Canada,
no 15F ( N.B. Hutcheon, le Béton, Ottawa, 1962)
et no 38F (P.M. Jones, Les matériaux bitumineux,
Ottawa, 1964).
[25]
John B. Rae, The
road and the car in American life, Cambridge, MIT Press,
1971. Clay Mcshane, Down the asphalt path; the automobile
and the american city, New-York, Columbia University Press,
1994.
[26]
L'écrivain québécois
Hubert Aquin a très bien décrit cette sensation
dans « Confession d’un héros » (1961), Blocs
erratiques, textes 1948-1977, Montréal, Les Quinze,
1982, p. 231 : « Quand je suis au volant aliéné
par mon extase multiple, je prends sournoisement possession
de ma ville, je la parcours comme un frisson, je glisse sur
sa peau en l’effleurant et je dessine sur son corps obscur
la courbe d’une épaule (…) ».
[27]
Ce sont notamment des considérations
d’ordre sanitaire qui favoriseront l’asphalte comme revêtement
de chaussée urbaine, la surface lisse facilitant de
beaucoup le nettoyage.
En 1858, Samuel Nicholson met au point le pavé de bois
imprégné de créosote. Chicago et Détroit
pavent leurs rues avec ce procédé. Des problèmes
évidents de durabilité mais surtout le grand
feu qui frappe Chicago en 1871 signent le déclin de
cette technique. Les pavés hautement inflammables sont
en effet accusés d’avoir servis d’agents de propagation
des flammes. L’élargissement des rues et leur asphaltage
constituent alors une
stratégie coupe-feu efficace pour les ingénieurs
des travaux publics. Clay McShane, op. cit., p. 59-60
et 79. Dans le même esprit, c’est cette stratégie
coupe-feu opérée
après des incendies dévastateurs qui explique
encore aujourd’hui, par exemple, la largeur monumentale des
rues d’une petite ville forestière comme Amos au Québec.
[28]
L’univers de quête existentielle et
d’expérimentation nomade des écrivains Beat
passe par une expérience intensive de la route. On
pense ici bien entendu au roman culte de Jack Kerouac :
On the road (1955).
[29]
Transposition contemporaine de la grande
tradition américaine du western des Antonny Mann et
John Ford, le « road movie » devient à partir
des années 60 un genre cinématographique à
part entière. Principalement américain au départ
(Dennis Hopper, Easy Rider, 1969; Steven Spielberg,
Duel, 1971, etc.), il sera réinvesti par les
sensibilités les plus diverses. On pense ici notamment
au travail incontournable de l’allemand Wim Wenders (Au
fil du temps,1976; Paris Texas, 1985, etc.) mais
aussi dans un tout autre registre aux « westerns postpocalyptiques »
de George Miller (Mad Max, 1979/1981), aux atmosphères
troubles de David Cronenbergh (Crash,1996) ou
aux explorations contrastées d’un David Lynch (Wild
at Heart, 1990 ; Lost Highway, 1997; The
Straight Story, 1999).
[30]
Michel Foucher, « Du désert,
paysage du western », Hérodote, no 8, Paris,
1984, p. 147. Lire aussi au sujet du « non-lieu »,
Marc Augé, Non-lieux, introduction à une
anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil,
1992.
[31]
Lire au sujet de ce double aspect, la réflexion
de Serge Tisseron
initiée à partir de « photographies de
routes » de Dorothea Lange (1954) et Robert Franck (1971).
Serge Tisseron, « Choses vues », Qu’est-ce qu’une
route?, Cahier de médiologie, no 2, Paris, 1996,
p. 165-70.
[32]
Voir le générique du film Lost
Highway de David Lynch, 1997.
[33]
On pense ici à la fameuse remarque
du sculpteur Tony Smith pour qui l’expérience de rouler
la nuit sur le bitume d’une route non achevée (pas
d’éclairage ni « sémiologie » routière)
constitua une expérience déterminante. et révélatrice
(Tony Smith, Art forum, décembre 1966, p. 19
). Deleuze utilise cet exemple pour souligner l’aspect monadique
de l’expérience automobile. : « la voiture
close lancée sur route obscure » comme nouvelle
version de la monade leibnizienne. (Gilles Deleuze, Le
Pli. Leibniz et le baroque, Paris, Éditions de
Minuit, 1988, p.188). La voiture comme nouvelle chapelle du
recueillement contemporain.
[34]
Walter Benjamin, « L’œuvre
d’art à l’époque de sa reproductibilité
technique » (1936), L’art et la photographie,
Paris, Éditions Carré, 1997.
[35]
Walter Benjamin, ibid.,
p. 61.
[36]
Gilles Deleuze, « post-scriptum, sur
les sociétés de contrôle » (1990),
in Pourparlers, Paris, Éditions de Minuit, 1990,
p. 244. : « Partout le surf a
déjà remplacé les vieux sports ». |
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Asphalte :
paysage réticulaire photo :
Luc Lévesque |
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Asphalte : Fissures, incisions et colmatage photo : Luc Lévesque |
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Asphalte : striage photo : Luc Lévesque |
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Asphalte : du lisse et du strié photo : Luc Lévesque |
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Asphalte : toundra urbaine photo : Luc Lévesque |
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Asphalte : signes, usure et greffe photo: Luc Lévesque
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Asphalte : support d'expressions photo: Luc Lévesque | ||||||||||
Asphalte :
paysage à parcourir photo : Luc Lévesque |